Montaigne, Essais, « Du pédantisme », Livre I, chapitre XXIV, 1595 - Extrait

Modifié par Lucieniobey

Dans le chapitre 24 du Livre I des Essais, Montaigne aborde le thème du pédantisme, critiquant sévèrement les érudits prétentieux qui privilégient l'accumulation de connaissances livresques sans véritable sagesse. Il plaide pour une éducation plus pratique et humaine, valorisant l'expérience personnelle et le jugement.

Dionysos se moquait des grammairiens qui s'emploient à connaître les maladies d'Ulysse, et ignorent les leurs ; des musiciens qui accordent leurs flûtes et n'accordent pas leurs mœurs, des orateurs qui étudient comment il faut parler de la justice, et non comment il faut la rendre.

Si son esprit ne s'en trouve pas mieux, si son jugement n'en est pas meilleur, j'aurais autant aimé que mon étudiant eût passé son temps à jouer à la balle, au moins son corps en eût-il été plus allègre. Voyez comment il revient de ces quinze ou seize ans passés à l'école : il est incapable de rien faire, le seul avantage qu'on puisse lui trouver, c'est que son latin et son grec l'ont rendu plus sot et plus présomptueux que lorsqu'il est parti de chez lui. Il devait en revenir avec l'âme pleine, il ne la rapporte que bouffie, il l'a seulement fait enfler au lieu de la faire grossir.

Les maîtres dont je parle, comme Platon le dit des Sophistes, leurs frères, sont de tous les gens ceux-là même qui promettent d'être le plus utiles aux hommes, et ce sont les seuls d'entre eux qui non seulement ne réalisent pas ce qu'on leur confie, comme le fait un charpentier ou un maçon, mais au contraire, l'abîment, et se font payer pour l'avoir abîmé.

Protagoras proposait a ses disciples qu'ils le payent comme il le demande, ou bien qu'ils aillent jurer dans un temple à combien ils estimaient le profit qu'ils avaient tiré de sa discipline, et le rétribuent pour cette peine. Si cette loi était suivie, mes pédagogues se trouveraient bien marris s'ils s'en étaient remis au serment fait, d'après l'expérience que j'en ai !...

Dans mon parler périgourdin on appelle fort plaisamment ces savanteaux « lettreférits », pour dire « lettres-férus », ceux à qui les lettres ont donné un coup de marteau, qui sont frappés par les lettres. Et de fait, le plus souvent, ils semblent être tombés au-dessous du sens commun. Car si le paysan et le cordonnier se comportent simplement, parlant de ce qu'ils connaissent, ces gens-là, eux, à vouloir se donner de grands airs avec ce savoir qui nage à la surface de leur cervelle, s'embarrassent et s'empêtrent sans cesse. Il leur échappe de belles paroles, mais c'est un autre qui devra les mettre en pratique à leur place. Ils connaissent bien Galien, mais nullement le malade ; ils vous ont déjà rempli la tête avec les textes de loi alors qu'ils n'ont même pas encore saisi le nœud de la question qui fait débat ; ils connaissent la théorie de toutes choses – mais cherchez-en un qui la mette en pratique !

J'ai vu un de mes amis, qui se trouvait chez moi, et ayant affaire à un de ces oiseaux-là, s'amuser a fabriquer un véritable galimatias de propos sans suite, composé de pièces rapportées, mais souvent entrelardé de mots à la mode dans leurs discussions. Et il se divertit ainsi toute la journée à débattre avec ce sot, qui cherchait toujours à répondre aux objections qu'on lui faisait !... Et c'était pourtant un homme lettré et de grande réputation, et qui portait une belle robe !


Montaigne, « Du pédantisme », Essais, Livre I, chapitre XXIV, 1595

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